14

Constance Greene deambulait le long des boutiques chic de la galerie Saint James, sur le pont 6. Il etait minuit passe et l’activite a bord du Britannia ne donnait pas l’impression de devoir ralentir avec la nuit. Des dizaines de couples a l’elegance affichee se promenaient tranquillement en discutant a mi-voix entre deux arrets devant les vitrines. Un quatuor a cordes contribuait a l’ambiance feutree de cette avenue artificielle qu’egayaient d’enormes vases de fleurs fraiches, et il flottait dans l’air un parfum de lilas, de lavande et de Champagne.

Constance passa d’un pas lent devant un bar a vin, puis la boutique d’un bijoutier, avant de decouvrir les vitrines d’une galerie de tableaux proposant des lithographies signees Miro, Klee et Dali a des prix astronomiques. A l’entree de la galerie, une tres vieille dame en chaise roulante gourmandait d’une voix aigre la jeune fille blonde qui la poussait. Le regard baisse, l’air absent et la tristesse morne de cette derniere trouverent un echo chez Constance.

La galerie debouchait a son extremite sur une double porte donnant sur l’Atrium, une immense trouee de huit etages ouverte dans le ventre du paquebot. Constance, appuyee contre la rambarde, leva les yeux et detailla les terrasses, l’immense lustre de cristal, les rampes de luminaires et les ascenseurs dans leurs cages de verre transparent. Sur le pont 2, la clientele du King’s Arms dinait tranquillement sur des banquettes de cuir rouge, face a une debauche de soles de Douvres, d’huitres Rockefeller et de tournedos. Serveurs et sommeliers virevoltaient entre les tables, deposant plats et boissons avec des gestes precieux, a l’ecoute de la moindre requete des convives. Plus haut dans l’Atrium, d’autres dineurs etaient attables sur les terrasses des ponts 3 et 4. Le bruit des couverts et le murmure des conversations meles aux effluves de musique assaillaient Constance de toutes parts.

Il regnait dans cette ville de reve flottante une atmosphere de luxe inouie a laquelle Constance restait parfaitement insensible. Cet etalage hedoniste d’une insolence rare la choquait meme par son indecence. L’univers de consommation effrenee et de materialisme pur qui l’entourait n’aurait pu etre plus etranger a l’existence qu’elle menait encore quelques jours plus tot aux confins du Tibet, et elle se fit la reflexion que le monastere lui manquait terriblement.

Soyez dans le monde sans lui appartenir.

La jeune femme s’eloigna de son poste d’observation et decida de rejoindre sa suite en empruntant un ascenseur. Le pont 12 etait presque entierement reserve aux cabines des passagers et le decor, en depit des epais tapis orientaux et des paysages dans leurs cadres dores, y etait plus discret. Le couloir qui s’etendait devant elle faisait un coude a angle droit sur la gauche avant d’arriver a la porte de la suite Tudor, situee a l’angle babord arriere du bateau. Elle sortait sa cle magnetique de son sac lorsqu’elle s’immobilisa.

La porte de la suite etait entrouverte.

Son coeur fit un bond dans sa poitrine. Jamais Pendergast n’aurait fait preuve d’une telle negligence, quelqu’un d’autre etait la. Non, ca ne peut pas etre lui, pensa-t-elle aussitot. C’est impossible. Je l’ai vu tomber. Je l’ai vu mourir. Au fond d’elle-meme, Constance savait que sa peur etait irrationnelle, mais elle ne parvenait pas a calmer les battements de son coeur.

Elle glissa la main dans son sac et saisit une boite dont elle tira un scalpel a la lame etincelante. Le scalpel qu’elle tenait de lui.

La lame en avant, elle penetra silencieusement dans la suite. Le grand salon, de forme ovale, s’ouvrait a gauche sur une petite cuisine, a droite sur le bureau qu’elle partageait avec Pendergast, et se terminait sur une grande fenetre en double vitrage offrant une vue saisissante sur les eaux sombres de l’Atlantique. Seule une veilleuse etait allumee et le clair de lune tracait un chemin d’etoiles sur l’ocean dans le sillage du paquebot, jetant une lumiere argentee sur le canape, les deux fauteuils, la table de la salle a manger et le piano demi-queue. Deux escaliers en vis-a-vis conduisaient aux quartiers respectifs de Pendergast et de Constance. Cette derniere s’avanca a pas de loup et tendit le cou en direction de l’etage.

La porte de sa chambre etait entrouverte et un rai de lumiere en faisait le tour.

Le scalpel bien en main, elle traversa lentement le salon et entama silencieusement la montee des marches.

La mer s’etait gonflee en cours de soiree et le roulis du navire, a peine perceptible au debut de la traversee, commencait a se faire sentir. Loin au-dessus de sa tete, vers la proue du navire, la sirene lanca son cri melancolique. La main accrochee a la rampe, Constance montait marche apres marche.

Elle atteignit le palier et s’approcha de la porte de sa chambre, l’oreille tendue. Aucun bruit ne filtrait de la piece et elle s’immobilisa. Soudain, elle poussa violemment le battant et se rua a l’interieur.

Un cri de surprise l’accueillit et Constance, l’arme bien en main, se tourna du cote du bruit.

Elle reconnut aussitot la femme de chambre aux cheveux noirs qui etait venue se presenter a eux dans la journee. Debout pres des rayonnages, elle etait plongee dans la lecture d’un livre lorsque Constance avait fait irruption dans la piece et l’ouvrage gisait a present a ses pieds. Paralysee par la peur, elle semblait hypnotisee par la lame du scalpel.

— Que faites-vous ici ? lui demanda sechement Constance.

La femme de chambre mit quelques instants a reprendre ses esprits.

— Je suis desolee, mademoiselle. Je vous en prie, j’etre venue preparer le lit pour la nuit… balbutia-t-elle avec son accent d’Europe de l’Est.

La vue du scalpel la terrorisait et Constance glissa l’arme dans son boitier avant de ranger celui-ci dans son sac. Elle s’approcha du telephone, decidee a appeler la securite.

— Non ! s’ecria la femme de chambre. Je vous en prie ! Ils vont me renvoyer et me laisser a New York sans pouvoir rentrer chez moi.

La main sur le telephone, Constance hesita, observant son interlocutrice d’un air mefiant.

— Je suis vraiment desolee, poursuivit la jeune femme. J’etre venue preparer votre lit pour la nuit et poser un chocolat sur votre oreiller quand j’avoir vu… j’avoir vu…

Son regard se posa sur le livre tombe a ses pieds.

A son grand etonnement, Constance reconnut la couverture des Poemes d’Akhmatova.

Elle ne savait pas tres bien pourquoi elle avait emporte avec elle un recueil qui lui rappelait des souvenirs aussi douloureux. Aujourd’hui encore, elle avait du mal a en regarder la couverture. Sans doute voulait-elle faire penitence, se punir d’une erreur de jugement qui lui avait coute fort cher[3].

— Vous aimez l’oeuvre d’Akhmatova ? demanda-t-elle.

La femme de chambre hocha la tete.

— Je n’avoir pas pu emporter mes livres avec moi en venant ici et ils me manquer. Alors quand j’avoir vu… quand j’avoir vu les votres…

Elle avala sa salive, incapable d’achever sa phrase.

Constance l’observait toujours avec circonspection.

— J’ai allume mes precieuses chandelles, recita-t-elle. Une a une, pour sanctifier cette nuit.

La jeune femme enchaina aussitot :

— Avec toi qui ne viens pas, j’attends la naissance d’une nouvelle annee.

Constance s’eloigna du telephone.

— Chez moi, en Bielorussie, j’enseignais la poesie d’Akhmatova, expliqua la femme de chambre.

— Au lycee ?

Elle fit non de la tete.

— A l’universite. En russe, bien sur.

— Vous etes professeur d’universite ? demanda Constance, surprise.

— Je l’etre jusqu’a ce que je perdre mon boulot, comme beaucoup d’autres.

— Et vous etes… femme de chambre a bord de ce paquebot ?

La jeune femme lui adressa un sourire triste.

— Je suis pas la seule ici. Beaucoup d’entre nous avoir perdu leur boulot, ou alors il n’y a plus. C’est la faute a la corruption.

— Et votre famille ?

— Mes parents avaient une ferme, mais le gouvernement l’avoir requisitionnee a cause de la crise. Apres Tchernobyl, quand le nuage radioactif s’etre dissipe vers l’ouest. J’avoir enseigne la litterature russe a l’universite pendant dix ans avant de perdre mon poste. Par la suite, j’avoir entendu dire qu’on chercher du personnel pour travailler sur les grands bateaux, alors j’etre venue ici et j’envoyer de l’argent chez moi, expliqua-t-elle en secouant la tete avec amertume.

Constance se posa sur une chaise.

— Comment vous appelez-vous ?

— Marya. Marya Kazulin.

— Marya, je suis prete a oublier votre indiscretion. En echange, j’aurais besoin de votre aide.

La mefiance s’afficha sur les traits de la jeune femme.

— Moi vous aider ? Mais comment ?

— J’aurais besoin de pouvoir acceder de temps en temps aux ponts inferieurs afin de discuter avec certains membres du personnel J’ai des questions a leur poser et vous pourriez m’aider en me presentant a eux.

— Des questions ? s’etonna Marya Kazulin, inquiete. Vous travailler pour la compagnie ?

Constance fit non de la tete.

— Non. Je fais ca pour des raisons personnelles, sans aucun rapport avec le bateau ou la compagnie. Je suis desolee, mais je ne peux vous en dire davantage.

Ces precisions semblerent calmer les inquietudes de la femme de chambre.

— C’etre dangereux, je pourrais avoir des ennuis.

— Je vous promets d’etre tres discrete. Je ne veux pas mettre mon nez dans les affaires des gens, j’ai uniquement quelques questions a leur poser.

— Des questions comment ?

— Des questions relatives a la traversee, aux rumeurs qui courent sur les passagers, aux choses bizarres qu’ils auraient pu remarquer. Je cherche en particulier a savoir si l’un d’entre eux aurait pu apercevoir un objet precis dans une cabine.

— Des questions sur les passagers ? Je crois pas que c’etre bien.

Constance decida de faire confiance a son interlocutrice.

— Mademoiselle Kazulin, je suis prete a vous dire ce que je cherche si vous me promettez de n’en parler a personne.

Apres une courte hesitation, la femme de chambre acquiesca.

— Je cherche un objet cache a bord du navire. Un objet sacre extremement rare. Je pensais pouvoir le retrouver en m’adressant aux femmes de chambre qui font le menage dans les suites.

— L’objet dont vous parler, de quoi s’agit-il ?

Constance ne repondit pas immediatement.

— Eh bien… il s’agit d’un coffret en bois extremement ancien, de forme allongee, couvert d’inscriptions bizarres.

Marya fronca les sourcils quelques instants, puis elle prit une decision.

— D’accord, j’accepter de vous aider, declara-t-elle avec un sourire d’excitation. Si vous savoir comme c’est epouvantable travailler sur ce bateau. Ca me permettre au moins de faire quelque chose d’interessant. Pour la bonne cause.

Constance scella leur pacte en serrant la main de la jeune femme entre les siennes.

Celle-ci l’observa.

— Je commencer par vous trouver un uniforme, suggera-t-elle en montrant sa tenue. Pas possible vous promener sur les ponts du personnel avec tenue de passager.

— Je vous remercie. Comment puis-je vous contacter ?

— C’est moi qui vous contacter, repliqua Marya.

Elle se baissa, ramassa le recueil de poemes et le tendit a Constance.

— Bonne nuit, mademoiselle.

Constance lui rendit le livre.

— Prenez-le. Et ne m’appelez pas mademoiselle. Je me prenomme Constance.

L’ombre d’un sourire aux levres, Marya se dirigea vers la porte et quitta la chambre.

[Aloysius Pendergast 08] Croisière maudite
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